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Retour sur « S. », le livre-énigme de J. J. Abrams et Doug Dorst

Lorsque J. J. Abrams, l’über-geek co-créateur de « Lost », se lance dans un projet littéraire, il ne fait pas les choses à moitié. Avec « S. », roman expérimental paru en 2013, il propose l’un des projets les plus fous de l’histoire de la littérature.

Tout a commencé en 2009, alors que le tournage de la sixième et dernière saison de « Lost » vient de s’achever. Même si Abrams n’est plus impliqué dans le show (qu’il a co-créé) depuis des années, c’est une étape symbolique. C’est en trouvant un livre sur un banc public contenant l’inscription « To whomever finds this book please read it and take it somewhere and leave it for someone else to read » qu’il conçoit l’idée d’un livre qui serait le support d’un dialogue entre deux lecteurs, via des notes dans les marges. Avec son studio de production Bad Robot, il met en place une équipe qui commence à travailler sur le projet. Au coeur du dispositif, un roman, qui sera écrit par l’écrivain Doug Dorst, intitulé « Le Bateau de Thésée ». Le texte, dont l’auteur fictif serait un « V. M. Straka », est un récit d’aventures mystique qui raconte la capture d’un homme amnésique, S, emmené de force sur un navire, qui finit par faire naufrage.

En parallèle de l’histoire principale, une méta-histoire se tisse grâce aux marginalia de deux jeunes universitaires américains, Jennifer et Eric, supposément spécialistes de l’oeuvre de ce Straka (dont l’identité reste un mystère) et qui finiront par tomber amoureux. Publié en 1949, « Le Bateau de Thésée » serait l’un des 19 romans de cet auteur pour le moins étrange dont les notes des deux étudiants vont, au fil des pages, tenter de tisser l’histoire, notamment grâce aux notes de bas de page de la traductrice du roman, elle-même un personnage pour le moins énigmatique. En plus du texte principal, des notes en marge et des notes de la traductrice, le livre comporte une vingtaine de documents insérés entre les pages, comme autant de morceaux d’un puzzle biographique auquel le lecteur est confronté.

Méta-récit par excellence avec une multitude de niveaux de lecture (récit d’aventures, récit fantastique, conte philosophique, histoire d’amour), « S. » est un représentant fascinant de la littérature « ergodique », après le monumental « The House of Leaves » de Danielewski (2002) et le classique « Feu Pâle » de Nabokov (1962). C’est aussi un livre-énigme truffé de codes secrets (play fair, running key, rail fence…, il contient même une roue topographique codant des coordonnées géographiques !), et c’est évidemment cette dimension qui a retenu toute notre attention à Ludochroniques. Comme pour « La Maison des Feuilles », plusieurs sites web ont été créés par la communauté de lecteurs pour tenter de décrypter tous les secrets de « S. ». Une lecture exigeante, mais indispensable à tout amateur de jeux et d’expériences littéraires nouvelles.

« S. », de J.J. Abrams et Doug Dorst
Mulholland Books, 2013 (traduit en français chez Michel Lafon, 2014)
5 out of 5 stars (5 / 5)